Enquête allemande sur l’attentat Nord Stream : tous les indices pointent vers Kiev

C’est un thriller d’espionnage qui pourrait changer le cours de la politique internationale : il y a un an, un commando secret a fait exploser les pipelines Nord Stream dans la mer Baltique. Depuis, les enquêteurs recherchent les auteurs de cet attentat. Les pistes qu’ils ont trouvées sont extrêmement sensibles sur le plan politique.

 

L’Andromeda est un rafiot décrépit. Les flancs du navire sont bosselés et éraflés par trop de manœuvres d’accostage aventureuses, tandis que les tuyaux poreux de la proue exhalent une puanteur fécale. Le moteur diesel de 75 chevaux cliquette comme un tracteur et l’ensemble du bateau grince et gémit tandis qu’il change de cap avec lenteur. Le pilote automatique est en panne. Les autres marins remarquent à peine le sloop : ce n’est qu’un autre bateau de location usé, comme tant d’autres sur la mer Baltique.

Le yacht idéal pour ne pas attirer l’attention

Selon les conclusions de l’enquête menée jusqu’à présent, un commando de plongeurs et de spécialistes des explosifs a affrété l’Andromeda il y a presque exactement un an et a navigué sans se faire remarquer depuis Warnemünde, dans le nord de l’Allemagne, à travers la mer Baltique, avant de percer, le 26 septembre 2022, des trous dans trois conduites appartenant aux gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Il s’agissait d’une attaque catastrophique pour l’approvisionnement en énergie, d’un acte de sabotage singulier et d’une attaque contre l’Allemagne.

L’opération visait à « infliger des dommages durables à la fonctionnalité de l’État et de ses installations. En ce sens, il s’agit d’une attaque contre la sécurité intérieure de l’État ». Tel est le langage juridique utilisé par les juges d’instruction de la Cour fédérale de justice allemande dans le cadre de l’enquête sur les auteurs inconnus qui est en cours depuis lors.

Inconnus parce que on n’a pas encore pu déterminer qui l’avait commis – même si d’innombrables enquêteurs criminels, agents de renseignement et procureurs d’une douzaine de pays ont recherché les auteurs de l’acte. Ni pourquoi. Les conclusions de l’enquête menée jusqu’à présent, dont la plupart émanent de fonctionnaires allemands, sont strictement confidentielles. Rien ne doit être rendu public. Sur ordre de la Chancellerie.

« Il s’agit de l’enquête la plus importante de l’histoire de l’Allemagne de l’après-guerre en raison de ses implications politiques potentielles », déclare un haut responsable de la sécurité. Les membres du département ST 24 de l’Office fédéral de la police criminelle (BKA) chargés de l’affaire Nord Stream n’ont même pas le droit d’en discuter avec des collègues qui ne font pas partie de l’enquête. Les enquêteurs sont tenus d’indiquer quand et avec qui ils ont parlé de tel ou tel aspect de l’affaire – une exigence extrêmement inhabituelle, même au BKA, l’équivalent du FBI en Allemagne.

L’enjeu est de taille, cela ne fait aucun doute. S’il s’agissait d’un commando russe, cela serait-il considéré comme un acte de guerre ? Selon l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, une attaque contre les infrastructures critiques d’un État membre de l’OTAN peut déclencher la clause de défense mutuelle. S’il s’agissait de l’Ukraine, cela mettrait-il un terme au soutien que l’Allemagne apporte à ce pays en lui livrant des chars, voire des avions de chasse ? Et qu’en est-il des Américains ? Si Washington apportait son aide à l’attaque, cela pourrait-il sonner le glas d’un partenariat transatlantique vieux de 75 ans ?

« Cela m’a immédiatement amené à me poser la question suivante : comment pouvons-nous mieux nous protéger ? » Nancy Faeser, ministre allemande de l’Intérieur

En outre, comme s’il fallait poser d’autres questions cruciales, l’attaque du Nord Stream a fourni un exemple frappant de la facilité avec laquelle il est possible de détruire des infrastructures vitales comme les pipelines. « Je me suis immédiatement posé la question suivante : comment pouvons-nous mieux nous protéger ? », a déclaré la ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser. « L’interruption d’une infrastructure essentielle peut avoir un effet énorme sur la vie des gens. »

Les cibles de ces attaques ne manquent pas : nœuds Internet, oléoducs, centrales nucléaires. On peut supposer que la Corée du Nord, l’Iran et d’autres États terroristes s’intéressent de près à ce qui va se passer exactement maintenant. Si les auteurs ne sont pas retrouvés, si les commanditaires de l’attaque ne sont pas sanctionnés, s’il n’y a pas de réaction militaire, les moyens de dissuasion qui s’opposent à des attaques similaires à l’avenir seront nettement moins nombreux.

Mais il y a des pistes. Der Spiegel, en collaboration avec la chaîne publique allemande ZDF, a réuni une équipe de plus de deux douzaines de journalistes pour les traquer pendant six mois. Leurs reportages les ont conduits aux quatre coins du monde : de la République de Moldavie aux États-Unis, de Stockholm à la Roumanie et à la France, en passant par Kiev et Prague. La plupart des informations proviennent de sources qui ne peuvent être nommées. Elles proviennent d’agences de renseignement, d’enquêteurs, de hauts fonctionnaires et d’hommes politiques. Elles proviennent également de personnes qui, d’une manière ou d’une autre, sont directement liées aux suspects.

 

La suite sur les Crises

 

Source : Spiegel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Par Liliana Botnariuc, Jürgen Dahlkamp, Jörg Diehl, Matthias Gebauer, Hubert Gude, Roman Höfner, Martin Knobbe, Roman Lehberger, Frederik Obermaier, Jan Puhl, Alexandra Rojkov, Marcel Rosenbach, Fidelius Schmid, Sandra Sperber, Thore Schröder, Thomas Schulz, Gerald Traufetter, Wolf Wiedmann-Schmidt et Jean-Pierre Ziegler.

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